Joséphine

Joséphine s'allongea sur le ponton et scruta la surface du bayou. Les eaux vertes chuintaient sous elle, irisées de crêtes qui s'en allaient gicler contre la digue. Les cordages grinçaient, les bateaux s'entrechoquaient, clap clap faisait la grosse barque et floc floc sa propre pirogue. Le courant déforma son reflet jusqu'à ne laisser qu'une tache blanche coiffée de la masse brune, mouvante, de ses cheveux.

Un pas la tira de sa contemplation. Son père apparut, barbu, efflanqué. Il tendit l'amarre enroulée au pilier et la barque vint se ranger à leur aplomb. C'était l'heure des écrevisses.

— Ton chapeau, Jo, dit-il.

Elle haussa les épaules. La capeline lui pendait dans le dos, faite de feuilles de palmettos tressées par sa sœur Évie. « Ton chapeau, Jo », disait autrefois leur mère ; Père répétait ce refrain, en souvenir d'elle, dès qu'un rayon de soleil effleurait le visage de leurs filles.

Elle sauta à bord après lui et s'assit sur la traverse arrière. Le courant les emporta vers l'aval, riche de son souffle de printemps, l'immense inspiration qui venait chaque année soulever les feuilles mortes, arroser les racines, arracher les vieilles souches de ce pays détrempé ; lorsque la pagaie racla le fond, signalant la rive ordinaire du bayou, elle décrocha la perche qui servait à naviguer dans les petites eaux, planta son extrémité et pesa sur le manche.

Père siffla quelques trilles. C'était son langage : ça voulait dire qu'il était content de cette pêche, de cette tiédeur, et Jo partageait ce plaisir. Elle n'aimait jamais tant ces lieux, elle ne se sentait jamais si vivante qu'en ces jours où les eaux neuves de la crue nettoyaient lentement les restes de l'hiver et répondaient, sans qu'elle en eût bien conscience, à toutes les profondeurs, toutes les gravités, tous les flots sourds qu'elle portait en elle.

Aimée

C'était monsieur Laurent qui lui avait appris à lire, sur ce même bureau, quand elle était enfant.

Ils vivaient alors dans la grosse maison de la rue de Chartres où elle était née, au cœur du fracas de la vieille ville, à quelques pas de la cathédrale. Monsieur Laurent était marchand. Il faisait venir de New York toutes sortes de produits et de machines qu'il vendait aux propriétaires des fabriques d'Orléans. Le magasin occupait le rez-de-chaussée : ils s'y serraient toujours des messieurs blancs en veston et leurs esclaves noirs qui hissaient les paquets sur des carrioles. Au-dessus se trouvaient les appartements de Monsieur et Madame et la chambre de leur fils Édouard. Aimée et sa mère vivaient avec six autres domestiques dans un bâtiment de briques situé au fond d'une cour encombrée que Madame appelait « le patio ».

Maman était chargée de la cuisine. Elle devait aussi entretenir le jardin, mais le va-et-vient des caisses écrasait régulièrement ce qui restait des plates-bandes, si bien qu'elle courait chez la fleuriste dès que Madame réclamait « un bouquet du patio ». La maîtresse ne s'apercevait guère de la substitution.

Ouarette

Le numéro 242 de la rue Royale, à La Nouvelle-Orléans, était occupé par une maison haute de trois étages, large de huit fenêtres et peinte d'un violet tendre. La façade s'ornait de balcons dont les garde-fous sculptés de grappes de vigne provenaient du meilleur atelier de la ville. Celui du milieu portait un écusson doré, marqué d'un énorme O, dont l'éclat suscitait les plaintes des voisins ; la maîtresse des lieux ne s'en émouvait guère et projetait de faire enluminer ses volets du même or.

Ouarette était une quarteronne pâle et svelte âgée d'une trentaine d'années. Née sans patronyme, elle se faisait simplement appeler mademoiselle Ouarette. Beaucoup s'étaient moqués de ce petit prénom quand elle était arrivée en ville, près de vingt ans plus tôt, mais il était à présent connu de tous les Blancs de la rue Royale, les banquiers, les juges, le maire et le gouverneur, tous ceux qui se pressaient à ses bals et buvaient ses vins français, si bien que personne ne songeait plus à rire.Ouarette avait gagné. Elle continuait, dans le secret de sa chambre, à s’en étonner ; elle présentait au monde le visage altier d’une femme certaine de sa propre puissance.